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Auteurs et illustrateurs répondent à nos questions autour de leur dernier livre. Découvrez leurs livres de chevet, leurs conseils de lectures, et plongez dans les coulisses de leur travail.

Entretien avec...

Jean-Claude Mourlevat est l'auteur, depuis 1997, de nombreux romans, parmi lesquels Le combat d'hiver (Prix Jeunesse France Télévision 2006, Prix Sorcières 2008, Prix des Incorruptibles 2008) et Jefferson (Prix des libraires du Québec 2019, Prix des Incorruptibles 2020). En 2021, il est lauréat du Prix commémoratif Astrid Lindgren.

A l'occasion de la sortie du troisième tome de la série Jefferson, il a répondu à quelques-unes de nos questions autour de son œuvre et de son travail.

 

La série Jefferson a souvent été qualifiée de “comédie policière”. C’est vrai que les romans sont à la fois très drôles avec des personnages anthropomorphes loufoques, mais le fond de chaque histoire est très sérieux. Après une enquête sur un meurtre que Jefferson n’a pas commis et pour lequel il est accusé dans le tome 1, puis une réflexion sur les sectes dans le tome 2, vous nous proposez dans Jefferson se fâche une réflexion autour de l’écologie. Comment vous viennent les thèmes des romans de la série et de vos romans en général ?

 

Je suis très mal placé, en ce début d'année 2024, pour vous dire comment me viennent les thèmes de mes romans « en général ». Ils ne me viennent pas. Voilà plus de 10 mois que je n’ai pas écrit un seul mot. Si je regarde en arrière, je suis sidéré d’avoir pu écrire 19 romans.

Pour commencer un roman (le plus difficile et le plus stressant pour moi) je ne cherche jamais un thème, mais plutôt une forme : quel temps vais-je employer, quel point de vue, quel rythme ? Ce sera dans quelle humeur ? Drôle ? Dramatique ? Les deux ? Quel en sera le format ? Est-ce que ça devra être lisible par des jeunes personnes ? Est-ce que ce sera très personnel ? Édifiant ? Insouciant ? Nouveau pour moi ou bien dans la ligne de quelque chose que j’ai déjà fait ? Je dois me déterminer sur tout cela, ensuite il ne reste plus qu’à... inventer l’histoire.

 

Vous aviez déjà créé une première fois une histoire autour d’un animal anthropomorphe (La ballade de Cornebique) ; là, pour la première fois, vous avez continué Jefferson avec pour le moment trois aventures. Aviez-vous prévu d’emblée d’en faire une “série” ? 

 

J’ai adoré écrire La Ballade de Cornebique il y a 20 ans et je me dis parfois que ce roman est ce que j’ai réussi de mieux. C’était très original, survitaminé ! Oui, c’est vrai, pendant les quinze années qui ont suivi, j’ai sans cesse espéré refaire ce coup de garnement, ce hold-up. Et j’y suis en partie arrivé avec Jefferson. Jefferson n’est pas un hérisson, pas plus que Cornebique n’est un bouc. Ce sont des jeunes hommes, avec des corps d’animaux pour la fantaisie, la liberté, la drôlerie. Non, la série n’était pas prévue. Après le premier tome, je me suis rendu compte que je n’avais pas envie de laisser là mes personnages et leur petit univers, et comme les gens avaient aimé, j’ai continué.

 

Comment concevez-vous les histoires de Jefferson ? Est-ce le thème qui vous vient en premier ? Ou bien est-ce l’envie de faire vivre une nouvelle aventure à votre hérisson qui déclenche le processus ? 

 

Ce qui m’anime, ce n’est pas d’écrire sur ceci ou sur cela. Je n’ai pas de message à délivrer au monde, je ne suis pas un grand économiste, ni un grand sociologue, ni un grand philosophe. Je n’ai rien vécu de tellement extraordinaire. Ce qui m’anime, c’est le plaisir de fabriquer cet objet qui s’appelle une histoire et le bonheur de la partager avec ceux et celles qui vont la lire. Pour les 3 Jefferson, je me suis lancé sans connaître l’arrière-plan (la condition animale, la secte, l’enfouissement des déchets). Je suis parti de petites choses : Jefferson va chez son coiffeur ; le pote de Jefferson vient d’acheter une camionnette ; il a neigé. Pour moi, l’intérêt de ces romans est moins la cause évoquée et défendue que la drôlerie des personnages et le rythme du récit.

 

Avez-vous prévu d’autres aventures pour Jefferson, ou bien vous laissez-vous guider par vos envies, vos idées ?

 

Une fois de plus, je n’ai en ce moment ni idée, ni envie (sinon celle d’écrire) et ça me désespère. Je suis tenté de continuer avec Jefferson, autour d’un simple fait divers cette fois peut-être, mais je crains que cela m’empêche d’ouvrir une nouvelle aventure littéraire. Je préfèrerais repartir pour un an ou plus dans ce voyage fascinant, bouleversant qu’est l’écriture d’un nouveau roman. Mais je ne sais pas où il est. J’essaie en vain d’attraper du vide. Récemment une étudiante a voulu me rendre visite pour voir « comment travaille un écrivain ». Je lui ai dit qu’elle verrait juste un type bricoler dans son garage, bourré d’angoisse, que ça n’avait aucun intérêt.

 

Au fil de vos romans, vous avez exploré beaucoup de thématiques très différentes, avec des livres de type roman “social” (A comme voleur ; L’enfant Océan), des romans d’aventure (Le combat d’hiver ; Le chagrin du roi mort) ; de la science-fiction (le formidable Terrienne), des albums, des textes courts. Il semblerait que vous abordez tous les genres littéraires pour les rendre accessibles aux jeunes et moins jeunes. Comment construisez-vous votre œuvre ? Comment vous viennent les idées/thèmes/manière d’aborder un sujet ? 

 

Je ne construis rien du tout. L’idée de « construire une œuvre » m’est étrangère. Je n’ai pas de stratégie, pas de plan de carrière. Les romans sont venus les uns après les autres, résultats de ce que j’étais à chaque âge, résultats de ma situation personnelle, de l’état dans lequel je me trouvais. On ne décrète rien. A force de doute, de découragement, de sentiment d’incompétence, on perçoit soudain une poussière d’idée, on la sent dans son ventre, c’est comme une formidable bonne nouvelle, comme devenir amoureux, et l’heure qui suit on est sur l’ordi et on oublie de descendre manger. C’est parti pour 6 mois, 8 mois, un an... Le bonheur.

 

Vous avez aussi publié un roman adulte (Mes amis devenus) et une savoureuse série épistolaire écrite avec Anne-Laure Bondoux (Et je danse aussi et Oh happy days). Est-ce difficile pour vous de passer de la littérature jeunesse à la littérature adulte ?

 

Non, c’est exactement la même chose. Même exigence, même soin, même intensité dans l’effort de bien faire, même refus de la facilité. Beaucoup de mes romans jeunesse n’en sont pas en réalité. Ce sont juste des romans que des jeunes personnes peuvent lire aussi et comprendre.

Ce qui était nouveau, avec Anne-Laure, c’était d’écrire à deux ! Ne plus être seul avec son histoire, en partager le mystère, les caprices, la rigueur avec quelque d’autre que soi. Accepter d’être surpris, plus que surpris même parfois : désarçonné. Par ailleurs, au-delà de l’aventure éditoriale, c’est l’histoire d’une belle amitié.

 

Quels sont les auteurs, les œuvres qui vous font vibrer ? vous inspirent ? Quels conseils de lectures donneriez-vous aux lecteurs jeunes et moins jeunes ? 

 

Dans les classiques, les trois romans de Franz Kafka (L’Amérique ; Le procès ; Le château). Ils me fascinent, surtout Le château, que je lis en allemand et auquel je reviens toujours. Le dernier bon roman contemporain que j’ai lu : Le dernier des siens de Sybille Grimbert. Et en ce moment je lis des policiers scandinaves, comme ça, un peu comme on regarde des matches de foot, l’un poussant l’autre.

 

Photo Chloé Vollmer