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Les fruits du myrobolan

Marco Martella

Actes Sud

  • Conseillé par (Librairie L’Écritoire)
    5 décembre 2023

    "La fuite hors du monde, en des temps sombres, temps d’impuissance, peut toujours se justifier tant que la réalité n’est pas ignorée, mais constamment présente et reconnue comme cela dont il faut s’évader". Hannah Arendt, citée par Marco Martella.

    Sommes-nous encore habités par cette humaine capacité à la flânerie, à la nuance légère, au pas de côté ? Sommes-nous encore éthiquement autorisés, philosophiquement capables d’aborder, candides, une simple promenade, dans un temps retiré du monde, quand vient sourdre à nos oreilles les sirènes du chaos, de l’horreur et de la confusion ? "Serait-ce par paresse", comme dirait le philosophe Denis de Casabianca, qu’on aborde les véritables ascensions ?

    Il faut le croire, quand une telle proposition déambulatoire s’accompagne d’un objectif que le feu qui nous encercle rend aujourd’hui quasiment inatteignable, objectif que l’on se refuse pourtant à volontariser, récompense aléatoire, qui s’agrège au fil de notre détachement et de notre acceptation, précieuse friandise, délicieusement enveloppée, "fruit étrange de la consolation", cher à Rilke.

    On pourrait dès lors s’attarder sur une homonymie, qu’un Des Esseintes n’aurait pas reniée. Est mirobolant, cet usage ironique de la merveille, est myrobolan ce fruit sauvage et oublié, commun aux prunus et badamiers qui couvrent de leurs floraisons précoces les sentiers et les jardins de curé. Seuls la curiosité, le goût de la rencontre et la foi dans la littérature rendront compte de ce décalage offert par l’image de cette simple prune astringente et desséchée, rendue pourtant comestible à tous les lecteurs et jardiniers par sa puissance de révélation.

    C’est donc depuis la vision étrange et inédite de cette épaisse floraison blanche et sucrée, chassée dans la morne Brie par son arpenteur le plus amoureux et le plus étranger — notre jardinier ayant délaissé les collines de Toscane pour l’horizon sans limite de ses champs cultivés — que s’ouvre ce journal de rencontres, cette suite de haltes en compagnie d’êtres suspendus, magiques et attachants, veilleurs silencieux, gardiens parfois facétieux des mots, des cycles et des bordures. Ici, c’est Beckett que l’on traque jusque devant la façade anonyme de son morne pavillon à Ussy, là c’est Proust que l’on invoque, à Saint-Loup (autre homonymie), dans les méandres du jardin voluptueux de Violet Trefusis, extravagante maîtresse de Vita Sackville-West. Et puis c’est autant de Ferdinand Cheval que d’inconnus mémorables que nous surprendrons dans leurs "environnements spontanés et chimériques", scribes attachés à rendre compte de l’écoulement patient du temps, facteurs des archives secrètes et des transmissions cachées, fantômes, ou passagers clandestins parfois, héritiers malheureux des furieuses transformations du monde.

    "… parce que quand je me mettais à jardiner, la vie, pour une raison que je n’avais jamais comprise, me paraissait une chose simple".
    Marco Martella est jardinier, c’est-à-dire écrivain.