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Le livre de ma joie
EAN13
2000037243904
Éditeur
Grasset
Date de publication
Nombre de pages
278
Dimensions
188 x 118 cm
Poids
176 g
Langue
français

Le livre de ma joie

Grasset

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?>IL. faut jeter les dés. Dois-je les secouer dans le cornet ? Les verser sur la table comme de l'huile ? Faut-il invoquer le dieu du sort ou bien me taire et fermer les yeux ? Nul ne le sait. Si quelqu'un le savait, il se garderait bien de le dire. Une seule chose certaine : le jeu commence, je ne puis passer mon tour. On m'aiguillonne, on me pousse aux épaules. Le désir me tourmente aussi de connaître le secret. Se découvrira-t-il à moi si jamais j'atteins le but, si je me plonge dans les eaux du lac où flotte la tache blanche de l'oiseau ? L'oie sacrée qui veille sur le sanctuaire, quels œufs magiques a-t-elle pondus pour moi ? Soixante-trois, terme du voyage où se révèle le souverain bien dont personne ne se sent exclu !Que nous poursuivions un trésor ou un secret, c'est à la rencontre de nous-mêmes que nous partons. En s'emparant de l'anneau d'or, Siegfried ne conquiert-il pas aussi son destin ? L'amour de Brunehilde et le coup d'épieu dans le dos, c'est tout un, et cet épieu l'envoie chez les morts. Ce trésor était gardé par un dragon ; le secret pour lequel je me mets en quête, c'est moi qui en suis le gardien. Comme un insensé qui va pourchassant son ombre, je cours après ce que moi seul je détiensMais d'abord il faut jeter les dés. Si je tire les nombres favorables, trois et six, quatre et cinq, ma nouvelle naissance se fera sans déchirements. Six et trois, la main de fortune... je sauterais au vingt-six, je ne suivrais pas la route banale ; les obstacles où s'use notre énergie me seraient épargnés. C'est ce que désirent les plus exigeants : être foudroyés par la grâce et que le reste leur soit donné par surcroît! Ce que nous obtenons par le mérite, je veux dire par notre acharnement, infatués que nous sommes de nos connaissances acquises, n'a pas de valeur. Ce qui a de la valeur ne saurait venir de moi : un honneur, un privilège, il faut qu'ils me tombent du ciel, sinon je ne vois en eux qu'une récompense. Les récompenses flattent la vanité, sanctionnent la morale, elles sont étrangères à l'amour.Je parle pour retarder l'instant. Comme si l'on pouvait lanterner les dieux! Dès le cri que nous poussons en naissant, la machine est mise en train. Pas de halte. Pendant que nous dormons, on marche à notre place, ou plutôt nous marchons tout endormis comme des chevaux épuisés. Somnambules ingénus, nous croyons nous réveiller quand nous passons du sommeil au délire ; mais la nuit et ses songes nous rendent à notre vocation de rêveurs absolus. Éveillé ou non, chacun de nous tend vers sa perfection singulière : il en aperçoit le reflet dans le miroir que son double tient suspendu devant lui.Voici mon tour. Le cornet de cuir tremble dans ma main. Si seulement je portais un talisman, je pourrais le regarder, le serrer contre moi Vite, je prononce un nom, un visage surgit dans l'obscurité, brève lumière qui prend la forme d'un visage, d'un sourire — et j'agite l'étui. Tintements de cloches lointaines que se renvoient les versants des montagnes et qui nous parviennent dépouillés de leur timbre, réduits au choc du battant sur le métal, grelottements de squelette, les vertèbres roulent sur la table...C'en est fait. Je regarde : trois et deux. La grotte qui s'ouvre sur la cinquième case du colimaçon sera ma première étape. Avec six, je passais le pont, j'atteignais un autre pont. Avec neuf... n'y pensons plus! Le doigt de Dieu, l'élection par la foudre ne sont pas mon lot.?>5?>LA GROTTE?>LE cinq, la grotte, repaire des animaux dans la forêt, c'est là que je vais passer la nuit. Fougères et scolopendres masquent le seuil, je soulève les plantes. Les tiges qui retombent derrière moi me séparent du monde. Me voilà seul dans ce creux de rochers. Minute à minute monte le crépuscule et s'approfondit la nuit. Les feuillages noircissent. Les hiboux, les hulottes, je les entends s'envoler à grands claquements de branches. Les ténèbres s'insinuent dans le règne végétal. Comme de la sève, elles coulent dans les veines des arbres, dans les tiges des plantes jusqu'aux extrémitésduveteuses des feuilles et dans les fleurs refermées. Les animaux aussi redoutent la nuit qui rend chacun des poils de leur fourrure aussi lourds qu'un diamant. Les renards, les sangliers, les loups se plaquent contre le sol pour échapper au poids intolérable des ténèbres. En se confondant avec les feuilles sèches et les brindilles qui recouvrent leur tanière, ils espèrent alléger leur fardeau. Cachés dans la terre et dans la nuit, ils succombent à ce qui les oppresse.Les ermites échappent à l'angoisse par la prière. Ces solitaires exsangues et barbus ont toujours hanté ma mémoire. Enfant, je dévorais La Vie des Pères du Désert comme les Romans de la Table Ronde avec le même zèle haletant, la même contraction douloureuse. Un Saint Jérôme dans le Désert qui ornait la chambre de ma grand-mère faisait l'épouvante de mes nuits. Il regardait le ciel, les yeux lui sortaient des orbites et il se frappait la poitrine avec un caillou. Son corps semblait de la même substance que la caverne où il se mortifiait : se faire rocher pour atteindre Dieu, quelle étrange traversée des différents règnes! Cet enfant a un cœur de pierre, disait parfois ma grand-mère à mon sujet : je pensais au cœur de saint Jérôme.J'ai assisté dans un monastère de Yougoslavie au départ d'un homme pour le royaume des pierres. Dans une église déserte — nous étions les seuls assistants — un vieil archimandrite, longs cheveux flottants, barbe blanche et sinueuse, forme si fragile, incorporelle déjà, prenait congé du monde. Selon le rite de l'église orthodoxe serbe, il allait entrer dans une grotte dont il ne sortirait que dans son cercueil. Désormais il ne devait plus prononcer un mot, manger de chair, ni regarder son corps. Cette cérémonie représentait ses adieux au monde et à lui-même. La solitude qu'il allait épouser préfigure le tombeau. Il chantait l'office pour la dernière fois et des larmes pressées roulaient sur ses joues. Quand il eut fini, un prêtre plaça l'Évangile sur son front, lui baisa la main et lui tira jusque sur le nez le capuchon noir qui couvrait sa tête. La rupture avec le siècle était consommée. Je ne vis plus ses yeux, mais des larmes continuaient à briller aux commissures de ses lèvres. Il tremblait ; le cierge allumé qu'il tenait à la main vacillait comme une âme qui se défend. Puis l'homme de Dieu consacré à la mort bénit, un à un, les quatre prêtres qui s'agenouillèrent devant lui, le sacristain et, déjà possédé par la solitude, traversa l'église et disparut.Je m'imaginai sa retraite creusée dans la montagne comme une grotte dont on ne saurait toucher le fond. Plus il s'achemine vers la perfection, plus la grotte se rétrécit jusqu'à n'être qu'une galerie où l'on s'avance en rampant. La quête de Dieu est exténuante et bien peu arrivent à ce point de silence où le voile qui nous cache la divinité se déchire et nous révèle ce qui peut être révélé. Si le vieillard atteint jamais la fine pointe de la vie contemplative, c'est aux profondeurs de la terre, au bout de ce couloir dont les parois le blessent. Soudain les cristaux, les pierres précieuses étincellent, le minéral devient ruisseau, lac, feuillage, vent d'été, la pesanteur s'allège et l'air se pétrifie : l'âme du vieil archimandrite se fond alors dans la lumière incréée.Sur le lac d'Okrid, en Macédoine, l'ermitage de Pechtany m'a rappelé les pieux anachorètes qui ont entouré mon enfance : saint Antoine et ses tentations, saint Paul ermite avec son corbeau, et tous ceux de la brûlante Thébaïde et ceux d'Irlande, et ceux qui agitaient leur cloche dans les forêts qui recouvraient l'Europe. Cet ermitage, je le découvre au bord d'une crique ; il s'ouvre sur le gravier où l'on a tiré les barques. Elles montent la garde devant lui, animaux informes et sans âge. La croix peinte au-dessus de la porte se distingue à peine de la falaise. L'ermite qui vécut en ces lieux n'a pas tenté d'aplanir les parois bosselées, de régulariser les voûtes ; il louait bien mieux le Seigneur dans ces rochers bruts qui lui chantaient l'innocence du monde. Pourtant, afin de frapper la création du sceau du christianisme, il a peint à fresque ces murs et cette voûte en utilis...
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